Chaconne de Bach : 256

Avant de commencer à travailler la Chaconne de Bach (de la partita II pour violon, BWV 1004), j’avais lu qu’elle est composée de 256 mesures. Toute personne ayant un peu de culture informatique sera interpelé par cet anachronisme : c’est le total des nombres qu’on peut représenter avec un octet.

Non seulement il y a 256 mesures, mais elles sont découpées en phrases de 8 mesures, elles mêmes découpées en 2. On aurait donc 256/8 = 32 phrases, soient 64 demi-phrases. Encore un nombre d’informaticien…

Tout ceci je l’ai constaté, ayant passé plus d’un an sur la partition (et j’y suis encore), mais jamais je ne l’ai vérifié formellement. C’est ce que je me propose de faire ici.

Tout d’abord, vérifions ce 256. Je prends une partition pour violon, et je vais à la fin :

Les numéros de mesure ne sont marqués qu’en début de ligne, il faut compter : 252 253 254 255 256… 257 !

Mais si on prend le début :

On n’est pas aidés, le 1 n’est pas marqué. Il faut partir du 7 deuxième ligne, pour voir que le 1 c’est la première note, qui n’est pas sur le premier temps, mais le deuxième (levée ou anacrouse… pas le premier, quoi).

Donc en disant que la première mesure n’est pas une vraie première, ou que la dernière ne compte pas, on arrive bien au nombre représenté par l’octet 11111111, soit 256.

Maintenant vérifions les 32 phrases. Comment les retrouver ? A l’oreille c’est évident, on entend une phrase qui commence. Et pourquoi ? Car les phrases commencent toujours par un ré, mineur (parties 1 et 3) ou majeur (partie 2). TOUJOURS.

Mais vérifions-le mathématiquement. Puisqu’on a un décalage de 1, on devrait trouver les débuts de phrases tous les multiples de 8, auxquels on ajoute 1, soient : 9 17 25 33 41 49 57 65 73 81 89 97 105 113 121 129 137 145 153 161 169 177 185 193 201 209 217 225 233 241 249 257. Ouf !

Si vous ne me croyez pas, faites-le dans un tableur, comme Bach l’aurait fait, avec des +8 :

Vous allez me dire qu’on ne va quand même vérifier tout ça ?? Et bien si ! Car si je ne le fais pas, qui le fera ? Hein ?

On retrousse ses manches, et c’est parti :

Mesure 1 :

Impossible de faire plus ré mineur : ré fa la. Au violon c’est un peu galère de faire un accord alors ça donne ça :

On peut préférer le son plus rond d’une guitare (John Feeley) :

Ou plus grandiose, à l’orgue :

On continue, mesure 9 :

Ré ré fa. On bazarde la quinte, la.

Suivant, mesure 17 :

Allez, on enlève carrément la tierce. Ré ré. Efficace.

Mesure 25 :

Ré fa, le retour de la tierce.

Mesure 33 :

Ré. Point.

Mesure 41 :

Fa ! Ma théorie s’effondre. Heureusement la note d’après c’est un ré, sauvé.

Mesure 49 :

Ré ré la.

Mesure 57 :

Du ré, du fa, du la. Ré mineur en force.

Mesure 65 :

Ré ré

Mesure 73 :

Encore la petite feinte fa ré, la tierce en premier. On tient bon.

Mesure 81 :

Ré encore. J’ai mis les mesures suivantes car c’est une des bijoux de notre civilisation. Un lecteur aiguisé aura remarqué que les 12 demi-tons sont présents. Tout ceci grâce à des pirouettes tonales qui feront l’objet d’un article à part entière…

Mesure 89 :

On rentre dans la partie des arpèges, sobrement signalée par « arpeggio ». Un bon fa ré la (aigu). Ça donne ça au violon :

A la guitare c’est une autre couleur :

Mesures 89 97 105 113, c’est tout en arpèges, en rouge :

J’ai mis en vert les demi-phrases. Et on a quoi ? Ré fa la.

Avec une exception, mesure 117, un fa# ! Bach a craqué ? On va lui accorder ça, c’est sur une demi-phrase, c’est une petite modulation passagère. Et puis à ce moment le violoniste est sur le point de détruire son archet. Écoutons ce fa#, pile au milieu de l’extrait mesures 113 à 121, à 0:15 :

Là, ce fa# :

Mesure 121 :

C’est l’arrivée des arpèges, sur un ré tout seul…

Mesure 129 :

Ré ré. C’est la dernière note de la partie mineure. On sait qu’on passe en majeur, sur le deuxième temps, ré fa#. C’est un moment mystique. Écoutons cette fin de partie 1 et l’entrée en majeur :

Allez John :

Là on est hors contexte, mais il faut se rendre compte qu’on vient de se taper 128/8 = 16 phrases, ou 32 demi phrases, toutes en ré mineur, et là d’un coup on a un ré majeur. Mystique, je vous dis.

Mesures de la partie majeure 137 145 153 161 169 177 185 193 201 :

Fin de la partie 2. A nouveau un moment mystique, on retourne dans le mineur, mesure 209 :

Mais ce n’est pas un ré mineur, c’est un ré mineur sixte, soit le deuxième renversement de si bémol majeur, mais on s’égare. Écoutons :

Encore une fois, il faut se remettre dans le contexte, on vient de se promener dans 9 longues phrases toutes majeures, le choc est profond.

On entre donc dans la partie 3.

Mesure 217 :

Ré la, ok. Après ce do# sol je pense que c’est un la 7 (dominante), mais ça sonne plus compliqué que ça, écoutons les notes, puis les accords ré mineur – la 7 – ré mineur :

C’est juste ce que je dis, mais pas convaincant… do# sol c’est la quinte diminuée, présente dans la 7, mais aussi dans l’accord de do# diminué, soit le degré VII de ré mineur. Essayons :

Ça marche aussi. Faudrait écouter une version harmonisée comme celle de Busoni, voir ce qu’il en fait. Mais on s’écarte du sujet.

Mesures 225 :

Un majestueux exemple de gamme mineure mélodique ascendante, on monte le si à bécarre, pour atteindre cette sensible do#.

Mesure 233 :

Ce passage est la phrase la plus triste de l’histoire de la musique (en écartant le fado), donc la plus belle. C’est une crise de larmes qui coulent demi ton par demi ton, de la dominante la à la tonique ré, tout en maintenant une pédale de dominante. La mélodie : ré, on monte à la dominante, la sol# sol fa# fa mi, on remonte moins haute, pré-dominante, sol fa# fa mi mi bémol et… ré!

Avec les gémissements d’un violon :

Les larmes de la guitare :

Mesure 241 :

Ré fa encore, puis arpège ré fa la, fa la ré, fa ré fa. On a compris, ré mineur.

Mesure 249 :

On finit sur un ré tout seul, et on attaque la dernière phrase sur le deuxième temps, avec notre ré fa la du début.

Et enfin la 257, magistrale :

Ré ! Remarquez que c’est un ré à deux pattes (des hampes). Je sais pas si le violon joue deux rés :

A la guitare on peut jouer un autre ré à l’octave :

Et à l’orgue, on ouvre tous les tubes qui font ré, et on balance toute la soufflerie :

J’arrive au bout, il y a bien ces phrases ponctuées de rés, sans aucune exception. En même temps c’est la définition d’une Chaconne, qui est à l’origine « une pièce de grandes proportions, en mesure ternaire, lente et solennelle, basée sur la répétition et la variation d’un thème comprenant en général 4 ou 8 mesures ».

Même si on n’a constaté que des évidences, cela nous a permis de voyager dans ce monument, même si on n’a vu que les frontières de ses briques. Pour rentrer dans les détails, chaque phrase peut être prise comme une entité à part entière, plus facile à aborder.

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