« El testament d’Amelia » est un des morceaux les plus joués en guitare classique. C’est un arrangement d’un thème populaire catalan, de Miguel Llobet. Miguel Llobet est élève de Tárrega (celui qui retranscrit « la » fugue), et a eu comme élève Segovia. Un gars du milieu, quoi.
J’ai appris ce morceau comme tous les guitaristes, c’est très agréable à jouer, et ça fait pleurer les grand-mères. Quand j’ai appris le jazz, j’ai commencé à harmoniser des thèmes, connus d’abord (Meunier tu dors, Petit Escargot, Petit Papa Noël, etc…), puis de jazz/bossa (Manhã de Carnaval, Corcovado, Moon river…). Avec mon passif, mes arrangements ressemblaient à des morceaux de guitare classique, à travailler avec les bons doigtés, à répéter mille fois avant que ça sonne…
Je me suis alors dit qu’au point où j’en étais, autant faire du classique, et harmoniser mes thèmes comme les classiques le feraient. Je me suis rappelé de ce testament, et me suis dit voilà un morceau simple et joli, je n’ai qu’à faire pareil… « Simple », supposai-je… Quelle prétention ! Simple à l’écoute, certes, mais rentrons dans les détails, là où se cache le diable. Et le génie.
Tout d’abord, le titre :

« Armonizar », c’est exactement ce que je cherche. Écrit en 1900, facile à retenir.
Je vous invite à écouter avant la chanson, la première partie, puis on va la découper mesure par mesure.
Mesure 1 :

Ooooh le glissando à la Tárrega ! A la mélodie on a ré-ré-ré, à la basse ré, et au milieu fa-la. On est bien en ré mineur. La clef nous le confirme, 1 bémol c’est fa majeur, le mineur relatif une tierce en dessous, c’est bien ré. C’est ce que je disais, c’est simple !
Mesure 2 :

De grave à aigu : ré-si♭-ré-fa. Si on empile les boules ça fait :

Si on met le si♭ en grave :

Ah, enfin ! 3 boules bien placées, Si♭ majeur, aucun doute. Donc on a quoi ? Et bien ça dépend de la formation qu’on a… Un jazzman dirait B♭, éventuellement B♭/D. Un analyste classique ne jure que par la basse, il dit ré sixte. Soit deuxième renversement de Si♭ majeur. Si♭ majeur c’est le degré VI de ré mineur. Tout le monde est d’accord. J’exagère peut-être un peu, mais je suis réellement passé par tous ces questionnements (et j’y suis encore.)
Mesures 3 et 4 :

Ré à gogo, fa, la. Ré mineur.
Mesure 5 (j’abandonne la tablature, c’est plus beau le papier jauni, lien pour la tablature dans les références) :

Ré sol fa sib. On arrange ça pour que ce soit boule sur boule :

Sol… mineur (si♭)… 7ème?. Pour un jazzman, c’est G-7, même pas besoin de dire le 7, c’est G-. Et c’est IV de ré mineur. En classique je ne sais pas s’il faut prendre le ré ou le sol en basse. Avec ré à la basse :

Tierce, quarte et sixte… je donne ma langue au chat. Miguel, je m’incline.
On continue, mesure 6 :

Alors, on analyse froidement, mi do sol mi si♭ :

Attends, attends… en mettant le do en bas, on a… un Do 7 !
C7, man !
Quand il y a un accord de dominante, pas de doute, il te donne la tonalité, c’est la quinte de fa. On est en Fa ! Et donc l’accord d’avant, G-, c’était un II. Et je parie que c’est Fa majeur, sinon on aurait eu G demi diminué. Je découvre en live, ce n’était pas prévu. Pour moi c’est ça l’analyse, c’est comme traverser la jungle avec sa machette.
Mesure suivante :

Fa la do fa. Fa majeur. Je suis devin ! Le ré du troisième temps n’est pas un ré, c’est une harmonique 7ème case de la corde de ré, donc le tiers de la corde, donc une quinte (cf démonstration), donc un la, tierce majeure de fa.
Après, mesure 8 :

Déjà, mesure 8, ça sent la conclusion (c’est la règle de 4, connue de tous les batteurs). Les deux basses sont des harmoniques, donc quintes, donc mi, puis la. Aux aigus, do♯ et sol. Encore une dominante ! la do♯ mi sol. A7. Donc tonalité de Ré. Une phrase qui termine par un V, c’est une demi-cadence, non ?
8 mesures éprouvantes, mais quelle richesse ! Quelle leçon vient de nous donner Llobet !
Si on synthétise, on a pour ces 8 mesures :

En vert, c’est un accord pivot, utilisé pour une modulation de Ré à Fa. Et on a un beau II V I en Fa. Messieurs les jazzeux, Llobet maniait le « 2 5 1 » avant votre naissance. Et les classiques bien avant déjà. Sauf qu’en classique on n’apprend pas ça en solfège. Il faut attendre le conservatoire, à haut niveau déjà. Alors que franchement, à part savoir empiler trois boules (et quelque petites règles), il n’y a pas de mystères. Message aux enseignant-e-s : ne gardez pas ça pour vous.
Maintenant je dois me reposer, j’avais prévu de faire tout le morceau, mais je dois laisser mûrir d’abord. Il reste deux parties, coming soon…
Références
- Une partition avec tablature
- Une partition trouvée sur IMSLP
- Myself à la guitare, enregistré en plein premier confinement
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